[ NO ONE IS INNOCENT ]

Par Steven Thépaut / photos Vincent Bouchard

 

La tournée des No One est dans la dernière ligne droite. Aujourd'hui ils jouent à la Laiterie, haut-lieu strasbourgeois du rock et d'une certaine contre-culture. Malgré un génie indéniable, les Allemands de Harmful sont trop décalés pour toucher un public venu en masse pour voir LE groupe. Celui qui sue, en fout plein la tronche. Une grande fête suit le baston sonique : techno, combats de guitares (!), musette. Dans les loges, "Music For The Jilted Generation" de Prodigy à fond. Kmar ressemble plus que jamais à un Indien farouche, front haut et verbe sentencieux, irradiant la détermination et une fierté digne : ils ont choisi d'aller jusqu'au bout...

Il y a un peu plus d'un an, "Utopia" marquait le choix du changement, de la prise de risque, aussi, plus mûr et sombre, plus subtil malgré sa puissance. Mais la vague fusion est retombée, RATM lui-même se retrouve sur la grève, et les No One ne passent plus sur Fun Radio. Impératifs commerciaux merdiques ; stratégies renouvelées. Et les leaders français d'un rock nouveau et couillu, malgré des prestations scéniques incomparables, n'atteignent plus les sommets des ventes. "Je crois que c'est Kurt Cobain qui a allumé la mèche. Il nous a tous réveillés, et chacun est parti dans une direction. Je me rappelle la première fois que j'ai vu Nirvana, c'était aux Transmusicales de Rennes. J'ai eu un flash, pas le truc absolu, mais ces trois mecs arrivaient à déclencher quelque chose. Tu sens la cassure qu'il y a eu d'un coup. Puis autre chose est venu, et tant mieux." L'amertume fait cependant un peu surface dès qu'il s'agit de commerce... "On est en train de parler de quoi, là ? On est en train de parler de marketing ? Mais j'ai pas envie de parler de ça. Ce qui m'intéresse, c'est de vivre le moment présent ! Nous on prend du plaisir. Quand tu te retrouves aux Eurockéennes de Belfort devant trente mille personnes et qu'il y a un peu de magie, putain c'est ! (Il sourit et frappe dans ses mains)."

 

MYTHE DU POLITIQUE

Le concert s'est terminé par le morceau enregistré avec l'Orchestre National de Barbès. A l'apparition des quatre ou cinq musiciens en djellaba, le public hésite quelques secondes, surpris, puis se retrouve à bondir littéralement sur ses pieds, à taper des mains en cœur, parcouru d'une vague presque palpable, frisson d'une fusion endiablée et émouvante, frisson aussi d'assister à l'incarnation du discours des No One. La peau n'est pas qu'une chanson... "Ce sont des gens qui font quelque chose tellement à l'opposé de notre musique. On était sensible aussi au fait qu'il y ait deux pieds-noirs dans le groupe. C'est un peu la symbiose entre ce que pense le groupe musicalement et, pas notre conscience politique, ni non plus notre engagement à proprement parler, mais ce qu'on a envie de montrer de nous-mêmes à un moment donné. Parce qu'il faut garder, montrer un visage un peu positif. C'est comme l'idée d'utopie. Ce sont des choses qu'on a oubliées. Et c'est bien de mettre un peu au goût du jour des mots comme ça. C'est un terme généralement considéré comme péjoratif : est utopiste celui qui ne pense pas comme toi. L'utopie ce n'est pas crier victoire quand tout à coup il y a un parti politique qui arrive au pouvoir (le PS). Alors qu'on sait qu'ils sont là pour mener leurs carrières. Tout le monde le sait, et pourtant tout le monde continue à le subir. Pourquoi plus de la moitié des citoyens de ce pays ne croient plus aux politiques ? Et que font les médias ? ils continuent à entretenir le mythe du politique..." "Il faudra procéder par étapes. Un homme politique ne se réveille pas homme politique. Un citoyen, lui, se réveille citoyen. Ou peut-être que, justement, tout le monde ne se réveille plus citoyen. C'est à nous d'essayer d'avoir les yeux ouverts, de contrôler ça. Mais très vite on se rend compte qu'on est réduit à l'impuissance face à cette montagne, cette nomenklatura. Quand je me suis plongé un peu dans mes propres origines (juive arménienne), ça m'a fait réfléchir sur ce que d'un coup je pouvais raconter en faisant de la musique. J'ai aussi eu la chance d'aller au Chili. Qu'est-ce qu'on est cons dans notre pays ! Cette espèce d'alien qui colle à la peau, et qui est le grand manipulateur médiatique. Ce genre de voyages ça te fait dire, tout simplement, que tu continues à ne pas être d'accord avec les idées du Front National, et tout ce que ça dégage, comme haine de l'autre. Ça c'est un truc qui nous pousse. Mais c'est symbolique, parce qu'il ne s'agit pas que de ça. La France, c'est un pays qui à la fin de la guerre devait se reconstruire et qui a fait appel à des gens. Des immigrés. Ils ont été plusieurs millions à venir. Et ces gens-là, aujourd'hui on leur ferme la porte. Le pire des exemples, c'est les harkis. Pour moi, dans son histoire, c'est la honte de la France, c'est ce qui a détruit l'idée que se font les gens de ce pays : la Révolution, les droits de l'homme... Tous les groupes qu'on connaît et qui font la même chose que nous, qu'ils soient petits ou grands, sont ceux qui poussent pour que ça change un peu, parce qu'il faut croire un minimum en l'homme. On est restés fidèles à nous-mêmes. Et la réponse à tous les mecs qui nous ont tapés dessus, sans riposter bêtement, c'est cet album."

 

YA BASTA !

"Mon leitmotiv, c'est de m'inscrire contre. Par ailleurs il ne faut pas se leurrer non plus : tous les gens sont contre quelque chose ; ils aspirent à ne plus travailler, à vivre, à avoir plus de temps. Ça paraît incurable, en même temps il faut y croire, parce que t'as qu'une vie. C'est ça, peut-être, qui peut provoquer quelque chose chez les gens. Mais je sais que ce n'est pas facile. Ce dont on manque, c'est de héros. Mohamed Ali, Luther King, Hendrix, Bob Marley. Tu te rends compte de ce que Marley a réussi à provoquer chez les gens ? Il faut se plonger dans ce que ce mec-là a donné comme message. La peau, c'est Bob Marley, c'est tout ce qu'il a pu raconter dans sa vie. Coluche, lui, a communiqué par le rire, et il a été une menace pendant une élection présidentielle ! Voilà ce qui manque. Et aujourd'hui, tous les jours tu vois la gueule de Coluche. Lui aussi a réussi à changer les mentalités. C'est comme le teush. Pourquoi n'aurait-on le droit que de boire ? Moi je ne bois pas. C'est un choix que j'ai fait. Mais je n'ai pas envie de fumer dans mon coin... Notre espèce de vieux pays, réac et vieux, Ya Basta ! Voilà mon cauchemar. Je le dis et je l'assume. On essaie de pas trop nous exciter. Comme la fête de la musique, par exemple. C'est un moment où on accorde aux gens ce qu'en général on leur refuse. Mais ça devrait être une semaine chaque mois ! Tu imagines ce que ça changerait dans la vie des gens un truc pareil ? Et en fait on ne nous laisse pas, on nous attache. Ça tu le sens, parce que le jour de la fête de la musique, ça bouillonne. Ça bouillonne partout !" "A un moment donné, on est allé dans une direction, sans se poser de questions, et on a essayé de réaliser cette direction, c'est tout. Pour que le monde aille bien, il va falloir se battre plus qu'une vie. Et tout le monde est responsable. Je ne veux pas porter de jugement, au fond de toi-même tu sais parfaitement ce que tu as pu faire à une période de ta vie." Qu'on ne s'étonne pas alors que la musique des No One ait une âme. Qu'il est plus facile de la qualifier de démago parce qu'elle nous demande, sans doute également au travers d'une certaine naïveté, si nous ne sommes pas lâches nous aussi. Et chacun de se croire innocent.